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Ce raisonnement leur semblait-t-il juste ou eurent-ils une certaine honte d'infliger une contrainte inutile à un homme âgé, je l'ignore. Toujours est-il que j'eus la satisfaction de voir M. de Seroux autorisé à retourner à la Mairie et à coucher chez lui, otage sur parole. Quant à moi, j'avais, depuis le début de cet entretien, vu le peloton qui attendait, baïonnette au canon sur le trottoir en face. Je serrai la main du Maire et descendis : l'officier l'épée nue, prit ma droite ; j'allumai ma pipe et partis à la tête de mon escorte pour le quartier de cavalerie, d'ailleurs tout proche, où l'on, m'assigna comme lieu de détention, le pavillon autrefois réservé à l'officier de semaine, dès lors converti en geôle provisoire .
La Mairie fait aussitôt annoncer par le tambour de ville l'arrestation des deux otages qui répondent sur leur vie de la sécurité des troupes allemandes :
 « Par suite d'un attentat commis par un civil de Margny, contre un sous-officier allemand qui a été grièvement, blessé et d'un autre attentat qui a causé la mort d'un cheval, M. de Seroux, adjoint au Maire de Compiègne et M. Le Barbier, ont été arrêtés et retenus comme otages. S'il survient cette nuit, un trouble ou un attentat contre des militaires allemands, ces Messieurs seront fusillés demain matin. Le plus grand calme est donc recommandé pour éviter toute extrémité fatale. Compiègne, le 1er septembre 1914 - L'adjoint au Maire : MARTIN.»

M. Le Barbier a été autorisé à faire venir son dîner du dehors. Il prend son repas sous les yeux d'une douzaine d'hommes et d'un sous-officier chargé de sa surveillance. Il est bientôt rejoint par un compagnon d'infortune, M. Sarazin, adjoint au Maire de Margny, pris comme otage, malgré ses 72 ans à la suite des mêmes incidents.
La responsabilité de la Commune sera assumée pendant son absence par M. Milice qui parviendra à éviter toute nouvelle affaire malgré les mauvais desseins évidents des conquérants.
De son côté et peu rassuré par ce qui se passe en ville, le Conservateur du Palais craint un pillage en règle, malgré l'affirmation du général si aimable à qui il a fait visiter le château dans la matinée. En vue d'obtenir un ordre signé qu'il serait facile de produire en cas d'alerte, il tente une démarche auprès de l'État-major. Il se rend donc à l'hôtel de la Cloche où il est mis en présence d'un officier d'ordonnance qui lui affirme que son Excellence a, en effet, le ferme désir de protéger et de conserver le Palais de Compiègne et qu'il va le lui prouver. Il prend une plume et écrit le billet suivant :
« Compiègne, le 1er septembre 1914.
Il est expressément interdit de pénétrer dans le Palais national de Compiègne et de le visiter. Il renferme des objets d'art qu'il ne faut sous aucun prétexte toucher et encore moins dérober.
Le Conservateur du Palais a le droit de demander punition de toute infraction à cette défense au grand quartier général.
Le Commandant : Général VON MARWITZ. »


En ville, les officiers, pleins de morgue et de dédain, sont surtout contrariés de voir tant de maisons et de magasins fermés. Ils ne conçoivent pas que l'on ait fui devant leur approche. Les soldats en profitent pour piller le ravitaillement d'abord, l'entrepôt des tabacs ensuite et les boutiques où ils subtilisent des souvenirs. Les épiceries, les magasins de cycles sont pillées. Les volets craquent sous les crosses de fusils. On pénètre dans les appartements où l'on fait son choix en se saisissant des objets les plus variés. Les clients servis s'éloignent pour laisser la place à d'autres soudards qui continuent la mise en coupe réglée avec une ardeur d'enfer.
Les parquets sont couverts de choses innombrables : denrées apportées et vidées pêle-mêle, bouteilles cassées, meubles brisés, cadres arrachés, tableaux crevés, les tiroirs des commodes sont, ouverts, leur contenu souillé et jeté, les armoires forcées, les penderies de robes au pillage. Partout, une odeur ignoble et le relent des excréments. Une bande d'apaches en délire n'aurait pas imaginé pareille orgie. Nuit et jour, durant l'occupation, dans ces malheureuses maisons, on fera la fête, crapuleuse et sale à la manière allemande. 

Les bijouteries ont reçu des visites intéressées et l'on en a déménagé le plus qu'il était possible, chacun faisant son choix et emplissant ses poches. Des filles, en échange de leur part de butin, participent à ces exploits, s'arrangeant au mieux avec ces écumeurs de foyers abandonnés. L'orgie, dans bien des endroits, s'organise avec méthode. On ne s'ennuiera pas à Compiègne durant la nuit qui se prépare et les vivres et la boisson seront largement distribués. Le déménagement des caves, surtout, est opéré par des connaisseurs. Des spécialistes mettront deux jours à déménager la cave du Comte Foy. Dans les magasins restés ouverts, les achats se font régulièrement. Hachant de la paille, tonnant haut et sec à leurs soldats, les officiers parlent presque tous correctement le français et, en remettant au commerçant stupéfait un bon de réquisition qui lui sera remboursé après la guerre, ils lui affirment que Paris, aux trois quarts détruit par les bombardements aériens, sera pris dans deux jours.

Au moment où cette longue journée est sur le point de se terminer, vers sept heures et demie du soir, on entend une fusillade nourrie. Les soldats tirent en l'air, au hasard, contre un avion français qui passe très haut et dont on entend distinctement le ronronnement bien régulier. Salué par un pareil feu de salve, il n'en continue pas moins sa route, aucunement troublé par les mille détonations inutiles qui éclatent de tous côtés à la fois.
Une lueur d'incendie éclaire le plateau de Margny durant une longue partie de la nuit : c'est une ferme, qui est à nouveau brûlée pour le plaisir. La démonstration est plus que suffisante à l'égard d'une population désarmée qui subit l'invasion.
Le passage des troupes à repris de plus belle. Le bruit des convois, sur le pont de bateaux et sur le pavé des rues ne cesse guère. C'est vraiment une horde qui s'étend sur le pays et dont le flot paraît intarissable.
L'hôpital du Collège, déménagé hâtivement avant même qu'il soit entré en service, pour abriter des soldats anglais dans les temps qui précédèrent l'invasion, n'a pas été réinstallé après le départ de ceux-ci et ses bâtiments servent actuellement de cantonnement. Il en est de même de tous les locaux disponibles de la ville, y compris les écoles.
Les hospices de Verdun, toujours installés rue Vermenton continuent de fonctionner malgré la présence de l'ennemi. Le problème du ravitaillement, comme on le pense, n'est pas des plus aisés, mais les vieillards n'ont pas à souffrir de l'occupation grâce aux soins dévoués de ceux qui les ont pris sous leur garde.

Le 2 septembre, les troupes qui arrivent sont moins fatiguées que celles des jours précédents. Elles n'ont pas avancé en marches forcées et constituent la réserve. Peu de temps après, on peut s'apercevoir que les arrivants sont plutôt des non-combattants et quand dans l'après-midi, un nouveau convoi s'arrête devant le château, on peut enfin comprendre que la ville royale et impériale a été choisie pour abriter le grand État-major de l'armée. Ce serait là une raison plausible pour expliquer le ménagement relatif avec lequel la troupe a jusqu'ici épargné Compiègne. Au Conservateur atterré qui tremble de nouveau pour ses collections, on répond fort courtoisement qu'il n'a rien à redouter à ce point de vue, parce que, seuls, les officiers supérieurs pénétreront dans les grands appartements et qu'il peut dormir « sur ses deux oreilles » (sic). Les officiers d'ordonnance, les secrétaires d'État-major et tout le personnel que traîne à sa suite pareille organisation, ne tardent pas à prendre possession du château impérial où nos alliés les Anglais étaient installés il y a si peu de temps. Les fourgons encombrent la cour d'honneur et l'on procède à l'emménagement. Un grand nombre d'officiers circulent dans les galeries et organisent leurs services.

Le télégraphe et le téléphone fonctionnent déjà dans la salle des gardes. Les fils, hâtivement déroulés et tendus à travers le dédale des pièces, sont reliés à la ligne de campagne qui passe sous la Porte Chapelle. On déballe dans la plus grande activité un matériel encombrant que les camions ne cessent de décharger sur les larges degrés des perrons. Sur un pilier de la colonnade, à la grille d'honneur, un planton trace à la craie les signes fatidiques : A. 0. K. (Arme Ober Kommando) et l'on cloue au-dessus le fanion de l’État-major.
Le général Von Kluck s'est installé chez M. de la Tullaye, dont la grande villa est située presque en face du Palais. C'est dans cet immeuble que, quelques heures après son arrivée, il reçoit la visite de deux nobles femmes qui viennent lui demander de se montrer clément envers les otages et les habitants de Compiègne.