Saint-Jean aux Bois

Voici un témoignage peut être anodin, mais qui témoigne du calme des Compiégnois qui n'oublient jamais leurs intérêts personnels et montrent un grand sang froid face à l'occupant (NDLR) :

"Au début de la Grande Guerre, mes  parents tenaient  encore  leur commerce de charcuterie, 11 rue  Solférino, mais ils avaient leur domicile 37 Boulevard du Cours et je demeurais  avec eux.
Le 31  Août  1914, vers 10 H du matin, on vient nous prévenir que le pont sur l'Oise allait sauter et qu'il fallait  s'éloigner. Alors mon père sort rapidement son auto, une "Mors"  décapotable. On se rend au plus vite chez ma tante Mme Billa, qui demeurait  impasse Gournay, (actuellement impasse Dupuis Corréard). On demande la clé chez un voisin, Mr Abel Dusautoy. On pénètre dans la maison; on trouve dans le four de la cuisinière qui était allumée un poulet rôti à point ; il n’y avait  plus qu'à se mettre à table Après le repas, on retourne chez Mr Dusautoy pour savoir quelle décision prendre. Il nous dit que le mieux serait d’aller se réfugier à Saint Jean-aux-Bois, car d’après lui en forêt il n’y aurait point de bataille et c’est ainsi que tous nous prenons la direction de Saint Jean.
Mr Dusautoy qui était cocher de fiacre attelle son cheval à la Victoria et emmène avec lui sa femme, sa fille et ses 2 petits enfants.
Mon père donne un tour de manivelle à la Mors ; il fait monter ma mère, mes deux frères cadets et moi-même; mes deux frères les plus âgés partent à bicyclette avec les deux commis de la charcuterie.
Arrivés à Saint Jean, nous demandons asile à l’hôtel qui est maintenant à l’enseigne de la Bonne Idée et qui était tenu à l’époque par M. et Mme Dassonville.
Le soir venu, on se retrouve à 16 personnes pour dîner autour de la grande table de la salle à manger. On venait juste de servir le potage, quand 2 allemands cognent à la porte. A leur vue tout le monde se sauve dans la cour, tandis que les nouveaux venus pénètrent dans l'auberge. Une fois passé le premier moment de frayeur, Mr Dusautoy, mon père et l'hôtelier retournent à la salle.
- Que désirez-vous ? demande aux allemands Mr Dassonville
- Du pain et du vin.
- C'est facile, servez-vous 1
Munis de leurs provisions prises sur la table, les 2 militaires s'esquivent rapidement.
Ainsi, nous avions fait 10 kilomètres pour être en sécurité et quelques heures après notre arrivée, nous voici déjà en présence de l'ennemi. Remis de notre émotion, nous nous remettons à table et nous dinons tranquillement. La nuit suivante, nous dormons mal, souvent réveillés par des convois qui doivent passer au bout de la rue, devant la vieille porte de Saint-Jean.
Le lendemain mardi 1er Septembre, Mr Dusautoy et mon père retournent à Compiègne à pied, en évitant les grand-routes ; ils désirent voir ce qui s'y passe. Mon père trouve la charcuterie ouverte et tenue par notre bonne qui s'est improvisée vendeuse ; c'est que les allemands avaient obligé les commerces à fonctionner. En raison de la forte chaleur de la saison  la viande non rentrée à la glacière depuis la veille est déjà en partie avariée. Les allemands s'en aperçoivent et n'insistent pas.
Mr Dusautoy fait chaque jour à pied un aller et retour Compiègne-Saint Jean et voyant que les choses ne vont pas plus mal, ramène à chaque voyage un jeune homme avec lui à Compiègne. Mon père, lui, demeure constamment en ville pour veiller sur le magasin et aussi parce qu'un ami lui a apporté – les banques étant fermées-une  importante somme d'argent à garder.
Cependant à Saint-Jean le bruit des canons se faisait de plus en plus rapproché, Mme Dusautoy et ma mère préfèrent rentrer à Compiègne auprès de leur mari. Aussi quand M. Dusautoy le 8 septembre arrive à Saint Jean comme d’habitude en fin de matinée, il attelle son cheval et ramène à Compiègne femme et enfants.
Le lendemain et le surlendemain des troupes allemandes se repliant de la bataille de la Marne passent par Saint Jean. Quelques militaires, sans doute des officiers demandent de loger à l'hôtel où nous avions passé huit jours. Ils voient notre Mors dans la remise
«Elle ne marche pas », leur dit Mr Dassonville, mais ils essaient quand même de la faire démarrer.
"Alors, avez-vous de l’essence ?", ajoutent les allemands.
"Non",répondit l'aubergiste qui avait eu la précaution d'enterrer nos bidons dans son jardin, en repiquant ensuite des salades par dessus.
Ces militaires avaient installé pour la nuit leurs chevaux dans l'écurie de  l'hôtel.  Or Mr Dassonville avait caché sous la litière l'argent apporté par mon père à son arrivée. Jugez de son  inquiétude ; si jamais  les chevaux comme  ils en ont l'habitude  s'avisaient de gratter avec leurs  sabots, ils risquaient de découvrir  le précieux  paquet. Alors l'aubergiste apporta à plusieurs reprises de la paille fraîche qu'il étendit en couches  épaisses sous les pieds des  chevaux, prétextant aux Allemands que leurs  bêtes fatiguées par une  longue  route, seraient mieux ainsi à même de se reposer. La nuit semble interminable à M.  Dassonville qui sou­vent va et vient vers l'écurie pour voir s'il ne s'y passe rien d'anormal. Le lendemain matin, de bonne heure, hommes et chevaux reprennent la route au grand  soulagement de l'aubergiste.
Un peu plus tard, lorsqu'il reverra mon père, il lui dira   :
" Mr Billa, je ne recommencerai jamais cela, je n'ai pas dormi de la nuit ; j'étais tout le  temps à faire le guet auprès de l'écurie  "." Moi non plus je ne dormais pas en sécurité", répondit mon père, " un de mes meilleurs amis qui avait quitté Compiègne depuis quelques jours, m'avait apporté sa fortune à mettre en sûreté dans ma cave ".
 
Extrait du " Livre vivant de Compiègne" d'Henri Duquesnay
Témoignages recueillis  auprès de Mlle Billa