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La montagne de Margny grouillait d'un mouvement extraordinaire. Les régiments se disposaient à descendre vers l'Oise pour y rejoindre le tronçon de l'armée qui devait arriver par l'autre rive. Le détachement des parlementaires avait remonté la rue d'Abbeville sans rencontrer âme qui vive sur leur chemin. Cependant ces préparatifs n'avaient pas laissé d'inquiéter le curé, M. Langlois et en l'absence du Maire, M. Octave Butin, député de l'Oise, prit la responsabilité d'aller voir le général afin d'éviter tout conflit avec l'ennemi, et s'en alla seul au-devant des troupes pour le dissuader de molester une population inoffensive.

Il s'était rendu auparavant jusqu'au pont de Compiègne, escorté par des lances respectueuses, sans même qu'il s'en doutât, mais quand il fut arrivé sur le plateau, on prétendit le garder à vue dans une ferme, à titre d'otage. Sur ses vives instances il put enfin être admis à s'expliquer devant quelques officiers qui ne consentirent à lui laisser la liberté qu'assez tard dans la soirée. Il avait à peine quitté la ferme qu'on y mettait le feu sans raison.
Et pendant ce temps, tandis que la montagne de Margny ne cesse de déverser des troupes innombrables, l'autre aile de l'armée fait son entrée dans Compiègne par la route de Soissons, car le pont de Choisy n'ayant pas été coupé, la cavalerie a franchi la rivière à cet endroit. Avec une connaissance parfaite du chemin à suivre, tandis qu'une partie de l'armée suit le boulevard du Cours, l'autre traverse la place du Château et, descendant la rue Mounier, arrive devant l'hôtel de ville. Là, un civil, posté sur le trottoir du café de la Cloche, la classique plume dressée sur son chapeau, indique aux cavaliers qui ne s'arrêtent pas, la direction de Verberie. Cet individu est un agent de leur police secrète, spécialement chargé de la surveillance durant l'occupation de la région.

D'ailleurs, la prise de possession est vite faite : des autos chargées de soldats armés ont parcouru rapidement les rues principales. Des patrouilles de uhlans, la longue lance pointée en avant, revolver au poing, ont imposé le respect aux dehors. Les ordres sont donnés avec de grands cris rauques qui résonnent étrangement dans un silence impressionnant. Les patrouilleurs, sur la défensive, inspectent soigneusement les croisements des rues. Bientôt, ils savent que les surprises ne sont pas à craindre et que les soldats du Kaiser pourront traverser la ville en toute sûreté.
De nouvelles autos, à la recherche d'essence, réquisitionnent les civils qui passent peureusement, rasant les murs, pour rentrer chez eux. Leurs recherches sont à peu près vaines en ce qui concerne le précieux liquide. Toutes les maisons sont fermées, on croirait traverser une ville-morte. Cette vue n'est pas pour encourager les intrus qui ne s'y engagent qu'avec précaution.

Une automobile s'arrête devant le Palais. Le Conservateur s'approche. Sous une capote très basse, il distingue deux officiers. Un autre, assis près du chauffeur, porte une barbe d'un blond ardent, très frisée et découvre en souriant, de superbes dents blanches.
«  Etes-vous le Conservateur de ce Palais ?  » demande-t-il en saluant de la main.
« Je le suis, j'ai la garde des richesses artistiques qui y sont enfermées et j'ai l'entière confiance qu'il n'y sera pas porté atteinte, pas plus qu'à l'existence des personnes qui l'habitent ».
« Vous avez raison, Monsieur, et je vous remercie ».

M. Mourey accepte la main gantée de rouge qu'on lui tend... L'auto débloque ses freins et s'éloigne rapidement.
Les voitures et les camions ne tardent pas à suivre le gros de la troupe et ce n'est bientôt plus dans la ville qu'un défilé interminable de batteries d'artillerie et de camions de munitions qui dure toute la nuit jusque le lendemain à six heures du matin.

Par moment, le chant patriotique et religieux de la « Wacht am Rhein», s'élève, lugubre pour les Français qui l'entendent hurler, scandant le pas redoublé du torrent de la monstrueuse armée.
Le roulement monotone des voitures pesantes s'arrête avec le jour, car les chefs préfèrent l'obscurité pour exécuter leurs mouvements en sécurité. On a remarqué, à ce propos, que la forêt ne leur inspira jamais confiance, et qu'ils craignaient toujours quelque surprise de ce côté.
Les soldats paraissent épuisés de fatigue et de privations. Il est très difficile de reconnaître les unités, car ils sont vêtus de la tenue de campagne et leur casque est recouvert d'une enveloppe verdâtre. Il fait extrêmement chaud et certains s'arrêtent aux fontaines du chemin pour se désaltérer. Mais aussitôt, des cavaliers, en vrais chiens de troupeau, les rassemblent brutalement et les forcent à suivre la route. Quand un convoi s'arrête, les hommes demandent à boire et à se laver. Ils prétendent n'avoir pas mangé depuis trois jours, bien que marchant à raison de 50 kilomètres en moyenne et on les fait chanter pour tromper leur fatigue.

Une prise d'eau est mise en service devant l'hôtel de ville où l'on abreuve bêtes et gens sans arrêt. Les officiers eux-mêmes se plaignent. Les convois traversent la ville, suivant la trace des Anglais, soit sur Crépy-en-Valois et Nanteuil-le-Haudouin, soit sur la route de Paris (Document).
A Margny, déjà les ordres pleuvent : M. Sarasin, premier adjoint qui fait fonction de Maire, doit répondre aux nombreuses réquisitions qu'on impose à la Commune : 200 kilos de pain et du vin, de grandes quantités de viandes cuites, de charcuterie, de fromage, de gâteaux secs, de tabac, etc..
Malgré son grand âge, on le retient jusque onze heures et demie du soir et il doit répondre à tout.
Dans la nuit, les autos qui escortent l'armée sont à nouveau à la recherche d'essence et s'adressent à l'hôtel de ville de Compiègne où l'on ne peut que leur indiquer l'adresse de M.de Seroux. On vient réveiller l'adjoint pour donner ordre à l'agent-voyer de livrer le stock assez important entreposé à l'abattoir pour les besoins de l'arroseuse municipale et c'est ainsi que, petit à petit, 3.000 litres d'essence seront distribués : les Allemands connaissaient bien l'existence de cet approvisionnement !

Dès le lendemain, 1er septembre, à sept heures du matin, à la Mairie, a lieu la première réunion avec les autorités ennemies. Les officiers allemands qui appartiennent, pour la plupart à l'Intendance,commencent à dicter les contributions de guerre dont ils frappent la ville. En général, ils se montrent polis, mais il faut discuter une par une leurs conditions. Ou plutôt, il faut s'élever modérément contre leurs prétentions exorbitantes et tâcher de leur prouver qu'il est matériellement impossible de leur fournir d'aussi grandes quantités de marchandises dans une ville plus qu'à moitié vide. La raison du plus fort est sans doute la meilleure : il faut s'exécuter.
Ils imposent donc immédiatement une livraison de 15.000 kilos de viande fraîche, 1.000 kilos de viande fumée, 8.000 pains de 1 kg. 500, 1.500 kilos d'avoine, 6.000 kilos de légumes verts, 40 quintaux de sel, 1.000 kilos de café brûlé, 400 quintaux de farine, tout ce que l'on peut trouver de tabac, cigares et cigarettes, de chocolat, de biscuits, de la paille et une certaine quantité de sucre. Ce n'est pas tout. Ils donnent un délai de 8 jours pour leur procurer 12.000 chemises, 8.000 paires de chaussures, 6.000 mouchoirs, 10.000 paires de chaussettes, 500 bretelles, 8.000 caleçons, 30.000 fers à cheval et un approvisionnement considérable de farine, d'avoine, de paille, de viande conservée et 5.000 litres de vin.

Ces fournitures doivent être livrées dans les délais convenus sous peine d'amendes : 500.000 francs en espèce et 100.000 francs par jour de retard. Discuter est impossible : les conditions sont fixées d'avance. La Municipalité réquisitionnera les stocks ; enfin, les Français ont voulu la guerre et ils doivent la payer. Aussitôt la séance levée, un adjoint et quelques conseillers municipaux se mettent en campagne pour essayer de réunir les marchandises demandées. Il est très difficile de circuler dans les rues et on arrête les passants à chaque instant. Tandis qu'avec bien de la peine, on découvre de maigres ressources dans les magasins encore occupés, de nouveaux arrivants, sans se soucier de ce qui avait été imposé précédemment, viennent apporter à la Mairie d'autres ordres de réquisition. La note à payer devient formidable et les Allemands jonglent avec les centaines de mille francs.

Voici l'avis affiché officiellement par la Mairie :
« Avis aux Habitants,
Pendant trois jours à compter d'aujourd'hui, les cafés, débits de boissons et restaurants devront être fermés à partir de huit heures du soir. Exception, est faite pour les Hôtels de la Cloche, du Palace et du Rond Royal, dont l'accès est réservé aux officiers allemands. Les habitants sont prévenus que l'autorité militaire allemande interdit formellement la destruction de tout approvisionnement de vivres, de fourrages susceptibles d'être consommé par les  hommes ou par les chevaux. Toute infraction à cette intervention amènera l'autorité allemande, à frapper la ville d'une amende de 500.000 francs. Dès maintenant, tout le pain fabriqué à Compiègne dans les boulangeries sera exclusivement réservé aux troupes allemandes. Personne ne pourra en acheter, tant que l'approvisionnement des soldats allemands ne sera pas assuré.
Si un soldat allemand est attaqué, blessé ou tué par un habitant, la ville sera incendiée.

Pour le Maire absent : L'adjoint, H. DE SEROUX.
 »